20110516

4. OUEST, VERS UDAÏPUR





DANS LE TRAIN BUNDI – CHITTORGAH
Piqué au milieu du blé vert tendre un vieillard ployant sous son turban rouge surveille une chèvre et quelques oiseaux. Les saris étincelants sèchent sur d'épineux buissons; leurs couleurs crachotent dans la campagne éblouie de soleil.

Dans les champs jaunes de moutarde fleurie, les femmes travaillent, elles ondulent comme des bougies de fête, recouvertes de la tête aux pieds de tissus de soie vive, rose, carmin, fuschia, safran. Quelques maisons en briques, des boeufs font tourner la noria, une roue armée de pots et de casseroles pour puiser le précieux liquide au profond de la terre.




UDAÏPUR
Udaïpur nous plaît beaucoup. Difficile bien sûr d'y éviter klaxons et boutiques mais les rues sont tranquilles, on nous interpelle mais sans insistance et surtout pour connaître notre nationalité, comme si chaque habitant se chargeait de dresser une statistique de la fréquentation touristique.

Les havelis, ces demeures bourgeoises bâties autour d'une ou plusieurs cours, ont bénéficié d'un beau travail de conservation et nous visitons le Bagore Ki Haveli.
Dans le jardin de ce mystérieux palais de pierre sombre, une petite foule de blancs et coréens assiste à des démonstrations de danse du Rajhastan : une marionnette de magicien perd la tête, des danseuses entrechoquent des coupelles de cuivres autour de complexes acrobaties, une autre tournoie, coiffée d'une pile vertigineuse de jarres...
Un petit air de cirque avec un chanteur actionnant l'harmonium à soufflet et un percussionniste inspiré qui jette bas son turban en cours de spectacle pour accompagner ses fulgurants solos de violents mouvements de la tête, évoquant davantage la ferveur du hard rock que la supposée placidité du musicien classique.




JAGDISH TEMPLE
Le temple Jagdish est consacré à Vishnou. 
Il domine idéalement une placette au centre de la vieille ville du haut d'une longue volée de marches, que nous escaladons dans la nuit tombée.
Plutôt que d'admirer l'extérieur circulaire du temple, intégralement gravé de fins reliefs, nous y entrons, attirés par les percussions et les chants.

Assis au plus près de la sortie, nous assistons à ce qui ressemble à un entraînement de chorale : au centre, un homme à barbe blanche et au regard vif entonne un couplet, repris ensuite par les femmes – et des hommes mais ils sont plus discrets - qu'il corrige à l'occasion. Sans avoir eu l'air de nous regarder il prononce quelques mots entre deux couplets et toutes les femmes se couvrent la tête. Guillaume part du côté des hommes et l'atmosphère se détend, les chanteuses me font asseoir au deuxième rang.
Nous chantons en frappant dans les mains, parfois mornes et fausses notes, parfois pures montées d'énergie, nous sommes aux anges.

La séance se termine, je me lève pour scruter les idoles dont un employé m'explique les noms. Tout à coup j'entends un grand silence derrière moi et la voix de Guillaume : il leur montre de la magie. Le prêtre-chef de choeur nous rejoint dehors et insiste pour que Guillaume revienne le jour suivant faire de la magie, mais ils ont du mal à se comprendre. Il faut dire que le bang de Bundi n'aide en rien...

Guillaume y retourne quelques jours après mais le prêtre n'est pas là. Ce jour est un jour de fête, le dernier de l'hiver. C'est aussi le jour où l'on donne aux pauvres.

Tôt le matin, dans la nuit encore, des cris et des chants à tue-tête. Ce sont les mendiants qui rappellent à la ville que ce jour est à eux. D'où viennent-ils?
Par dizaines, petits enfants, mères et vieilles femmes maigres, quelques hommes. Ils ont la peau très noire, encore obscurcie par une bonne couche de crasse.

Je comprendrai ensuite que ce sont des intouchables, reconnaissables à leur sombre carnation. Ils se massent au pied des temples, attendant l'aumône. Argent mais surtout nourriture et habits sont distribués, sous la surveillance de nombreux militaires armés de bâtons pour contenir les débordements. Le soir les militaires et la plupart des mendiants sont partis mais Guillaume y distribue quand même 20 kilos de maïs, sous les regards surpris et bienveillants des chauffeurs de rickshaw. Ces derniers interviendront même pour calmer le jeu une fois ou deux, quelques femmes devenant agressives dans leur souhait de tout avoir pour elles.

Donner est bon pour le karma. Je crains que mon karma ne soit pas aussi brillant que celui de Guillaume, personnellement je préfère nourrir les vaches, 5 roupies la brassée de trèfles que vend une paysanne ridée.

La vieille ville borde le lac Pichola, massée autour du monumental palais du maharana. Une folie de marbres blancs, aux fresques délicates, pièces tapissées de miroirs, moucharabiehs creusés dans la pierre pour protéger la curiosité des femmes de celle des hommes.

 Le Rajhastan est connu pour son austérité envers les femmes, encore soumises à la purdah il y a quelques années. Cette tradition les enferme à vie dans  des cours réservées, les obligent à voiler leur visage même en présence de la famille.

Pour finir la journée, nous frissonnons sur le petit bateau qui renonce enfin à tourner autour de prétentieux hôtels exagérément luxueux pour nous faire longer les ghâts luisant dans leurs ocres.




Au loin, les massifs qui se courent après vers l'horizon fondent dans la brume sur un dégradé de gris toujours plus délavés. Plantés à leurs pieds dans des nuées d'oiseaux, des chevaux broutent la langue grassement herbeuse qui s'extirpe du lac. Quand l'oeuf aveuglant du soleil se jette dans l'eau, nous irradiant de la sourde certitude d'appartenir au monde, d'en être la chair et le sang, alors nous sommes contents.






LES CHEVAUX DU ROI
Pour assouvir notre soif de nature nous faisons halte au Patrap Country Inn, à quelques kilomètres d'Udaïpur. C'est là que le maharadjah d'Udaïpur a établi un petit haras, rénovant pour l'occasion une maison de campagne et quelques dépendances. La maison principale est habitée par un de ses parents, un vieillard gonflé par l'âge et la certitude de sa supériorité. Il donne des ordres comme on respire, naturellement.
La cour est encombrée de grandes cages, perruches multicolores, une paire de perroquets énormes aux becs menaçant, et même un chiot enfermé pour des raisons inconnues. Poules, coqs et oies se pavanent au milieu de deux bergers allemands et une femelle teckel pleine frotte son ventre distendu contre le sol.

Clou du spectacle, une bonne dizaine de chevaux de la race dite royale des Mewari. De taille moyenne, secs sinon maigres pour quelques uns, leurs oreilles sont si recourbées qu'elles se touchent presque, formant une pleine lune au-dessus de leur tête. Ils paraissent nerveux et sont renommés pour leur vitesse.
Deux d'entre eux sont parfaitement blancs, il y a même un poulain albinos. Le blanc est la couleur la plus recherchée, en souvenir de Chetak, un étalon mythique dont la mort lors d'une terrible bataille attrista le maharadjah davantage que la perte de son armée.

La campagne promise est une étendue de sable, exténuée. Les sécheresses hivernales et les faibles moussons d'été, le pompage incessant de l'eau pour arroser les cultures, la déforestation pour le combustible et la construction ont transformé ce qui était de verdoyantes collines en massif rocailleux et semi désertiques. Disparues, les épaisses forêts regorgeant de tigres et de sangliers dont la chasse à dos d'éléphants passionnait les guerriers au repos.


Ritu est rajpoute, le clan belliqueux dont la puissance disparue s'illustra contre les perpétuelles invasions mogholes. Il a été embauché il y a 13 ans comme manager du Country Inn et nous raconte la dramatique désertification de ce coin tranquille qui dans deux ou trois ans ne vaudra même plus le coup de la balade à cheval. S'y organisent encore des raoûts mondains d'après ses dires, bien qu'on s'imagine mal les invités royaux logés dans la modeste chambrette qui nous est attribuée.

DO YOU SMOKE?
Nous explorons quelques petits chemins, attirés par un champ de blé, seule note verte dans le paysage poussiéreux. Passer devant un temple nous donne envie d'y pénétrer, aussitôt suivis de trois personnages qui devisaient sous l'arbre de l'autre côté de la rue. Un homme à face large, le seul à parler quelques mots d'anglais, s'appelle Shivlar. L'accompagnent Pushkar, un gringalet à tête d'Afghan  et Mahdapuri, une femme (un homme ?) au crâne rasé dont le pagne safran nous laisse supposer qu'elle est la moinesse du temple.
Nous sommes invités à nous agenouiller devant les trois autels : un dieu à plusieurs têtes entouré de chiens et d'une tortue, une représentation de Krishna et de Parvati et enfin une statue plus que grandeur nature d'un prêtre à lunettes rondes, le crâne dégarni et une longue barbe blanche, qui lève la main en signe de bienveillance. Un tapis est étendu sur le sol et, obéissant aux gestes de Shivlar, nous nous asseyons. Tout le monde sourit. Après un silence, Shivlar nous demande : " Do you smoke?"

Un peu décontenancé, Guillaume répond "sometimes". Shivlar nous explique que pour honorer Tadadré, le gourou à lunettes, il faut fumer le shilom. Je demande si Tadadré smoke lui aussi. "Oui, répond Shivlar, Tadadré fume aussi" et il fait un geste de dévotion en joignant les mains devant son front.
Ils n'hésitent pas longtemps et Pushkar vide un sachet d'herbe sur un journal. Mahdapuri amène une coupelle avec des pipes en terre cuite, des cigarettes, allumettes, un verre d'eau et un morceau de gaze rose très fine. C'est Shivlar qui dirige les opérations, mouille un carré de gaze pour entourer la base de la pipe. J'ai beaucoup de mal à trouver la position des mains et ça les fait rire, Guillaume s'en sort comme un chef, provoquant des grognements d'approbation chez nos hôtes qui nous observent.

On fume, on boit un chaï, on mange quelques petis pois crus mais la conversation est limitée par la langue. Curieusement ils dissimulent la pipe lorsque des fidèles entrent, alors que nous sommes assis au beau milieu du temple et que l'odeur laisse peu de place au doute. Guillaume fait un peu de magie pour leur dire au revoir et nous les remercions encore, refusant la troisième tournée de pipe. Un homme arrive et nous parle, Guillaume comprend qu'il est le gardien de ce lieu et que nous n'avons pas le droit d'être ici. Les autres se carapatent en douceur tandis que nous repartons vers le ranch.

Rencontre inattendue qui semble révéler l'ambivalence permanente entre l'interdit et le toléré, le caché et le découvert.


Nous avons le temps de récupérer les idées claires avant de rejoindre l'écurie, autour d'un beau feu de camp installé sur la terrasse. Celui qui officie à notre service est cocasse, une tête de gamin, raide dans son uniforme kaki et béret rouge qui ressemble fortement à celui des militaires. On se l'imagine jouant au boy d'aristocrates, posant le cendrier avec déférence et annonçant les plats au fur et à mesure qu'il soulève les couvercles des petits récipients en inox. L'addition sera salée, sans que nous n'ayons jamais vu de carte.

Après le repas, les trois palefreniers se joignent à nous autour du feu, sentant qu'ils ne nous dérangent pas. Deux ont fréquenté l'école, le troisième est complètement analphabète et très agile d'esprit, il nous raconte l'histoire de Suzan. 
C'est elle qui lui a enseigné le peu d'anglais qu'il sait avant de retourner en Angleterre, il mime l'avion qui décolle en répétant inlassablement, "Bye bye Suzan!"

On file le lendemain, sans avoir même enfourché les chevaux du maharadjah.


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