20110519

9. CÔTE OUEST, PURI


HARE KRISHNA
Puri est – encore – une ville sacrée car elle héberge l'unique temple de Jagannath, un avatar de Krishna aux yeux exorbités qui ressemble fortement à Kenny de South Park. Il est accompagné de deux copains, un frère et une soeur, ou bien sa femme et un frère, selon de disparates versions.

Au centre de la ville se presse l'infatigable foule bigote qui débarque par bus entiers, envahissant les pensions insalubres du centre ville et dépensant leurs roupies en merdes chinoises sur le marché de la plage.

Cette fois nous n'irons pas AU temple principal, interdit aux non hindous. Pourtant nos voisins d'hôtel ont essayé, et se sont fait refouler.
Car Paramananda (nous ne connaîtrons pas son prénom français) est un pratiquant convaincu, son amie Louise un peu moins.
Ils se connaissent de Mirepoix, où ils vivent, et se sont retrouvés à Puri à la croisée de leurs deux voyages au long cours (entendre, quelques mois en Inde).

Paramananda parcourt l'Inde depuis une dizaine d'années, a vécu avec une famille de brahmanes chez qui il s'est occupé des vaches, rencontré un guru indien désormais devenu son guru, un guide.

Il a pratiqué toutes sortes de recherches végéto-spirituelles, ermitages et ascétismes et nous abreuve d'un flot ininterrompu et passionnant ; il nous raconte le panthéon hindou, citant la Baghavad Gita et d'autres textes sacrés.
Ses descriptions socio-psychologiques de Shivah ou de Krishna donnent enfin vie aux multiples avatars croisés sur les routes, mêlant métaphysique, psychanalyse et théologie païenne.



SAINTS SACREMENTS
Louise m'emmène nous baigner auprès d'une source, sacrée bien sûr, dont l'eau incomparablement pure remplit un puits carré dont chaque côté mesure 40 mètres bordés d'une volée de marches, inévitables.

J'avoue ne pas m'être baignée.
Les désagréments liés au fait de se baigner habillée, les regards curieux braqués sur nous et, surtout, la consistance même de l'eau : une surface visqueuse et noirâtre qui brille sur une profondeur invisible, masse molle grouillant d'algues.
Bon, j'en fais peut-être un peu trop...

Comme je fis dans l'eau du Gange à Varanasi, je me suis trempée les mains et mouillé le front, non sans un certain recueillement.

Au centre du bassin émerge un chaperon de pierre sombre, Louise en allant le toucher impressionne sacrément les deux jeunes qui croisent eux aussi loin des bords, probablement les seuls à savoir nager.
Louise se fait engueuler par un vieux car les femmes n'ont pas le droit d'aller au centre patati patata, la mirapicienne se cabre et ne s'en laisse pas conter !

Paramananda et Louise ont patienté avec les fidèles pour acheter des écuelles en terre cuite emplies de la nourriture simple et savoureuse du temple : quand tous les membres du temple ont reçu leur part, des hommes portant de ronds paniers de paille sur l'épaule sortent du temple pour vendre l'aliment sacré à prix d'or, 150 roupies le bol !

Ils nous ramèneront deux bols (je l'ai toujours ce bol Louise !) de la précieuse nourriture ultra-hyper-sacrée : préparée dans d'énormes marmites de terre par une armada de manutentionnaires religieux exclusivement masculins (2000 hommes travailleraient dans le temple) sur des feux dont la première flamme aurait jailli 300 ans après la naissance de J.C.

Toute la journée, debout au milieu du trafic du boulevard devant le temple frissonnent des rangs de marmonnants, des pélerins ou un travailleur qui passe là à vélo, descend de sa monture en déchaussant ses tatanes, prie rapidement les mains jointes, effleure le sol des doigts puis son front et repart à califourchon sur son deux-roues.

Nous dégustons le riz fondant dans une sauce couleur vert amande de légumes, encouragés par Louise et Paramanda qui s'exclament sur la force spirituelle contenue dans les grains blancs.




LA PLAGE
Devant notre hôtel quelques étendues de sable, peu de passants, du vent, mer grise, soleil sur le doré, tas de merdes épars.

Nous nous joignons à une prière de célébration (?) organisée dans un minuscule temple de la taille d'un abri-bus, au bord de la plage.

La dizaine de participants s'installe en rond sur le béton coulé devant l'entrée du temple et commence à chanter, dirigés par la dame à la clochette. 
"Hare Hare Hare Krishna, Rama Rama Hare Rama" et ainsi de suite en boucle. Ce n'est pas désagréable quoique monotone mais surtout notre confrérie est constituée exclusivement d'européens, nette tendance quadra anglaise translucide new age.

Autour de nous, quelques promeneurs indiens qui apprécient le spectacle, et moi aussi de voir enfin les rôles renversés : nous qui prions et eux qui regardent, dans la marrante singerie d'une tradition dont la majorité des héritiers ne connaissent que des rumeurs.

Plus au nord, le marché de plage pour touristes indiens, ah Spiderman !
Sur la promenade des Anglais, ou Malecon, d'innombrables mini stands de friteurs de poissons devant leurs poêlons d'huile fumante. Je ne me souviens plus si j'ai quand même osé goûter mais je crois bien que oui.
Dans les ruelles, encore des boutiques, d'habits cette fois.

Le lendemain, tôt le matin, balade plage vers le sud (au fait, je ne sais plus pourquoi mais je crois qu'on ne s'est baignés qu'une fois...).
Autres horizons. A savoir une enfilade de culs nus face au lever de soleil sur la mer, posant la crotte. Il doit sûrement y avoir une topographie, mais invisible à nos yeux, qui rend possible le cheminement entre tas merdeux et monticules de petits poissons séchant / pourrissant au soleil, une spécialité locale (du coup, je n'y ai pas goûté).


Nous obliquons vers l'intérieur pour découvrir le quartier des crotteurs libres. D'après ce que je comprends (où?  in THE guide dont nous avons racheté un exemplaire à Puri?), ce sont des intouchables ayant reçu l'autorisation ou la possibilité de se convertir en pêcheurs.
Donc ils pêchent et se sont établis un lotissement de baraquettes, tôle et adobe. Tout le sol est du même rouge ocre que les murs, lissé par les pas et délicatement ornés d'arabesques blanches devant l'entrée des maisons.

Vie simple, très simple, je ne crois pas avoir vu de points d'eau ou d'électricité. Des demoiselles sombres balayent inlassablement le sol de terre crue avec un bouquet de branchages pour en repousser le sable, plein de minots culs nul se dandinent pas loin, une rare sono déchire le paysage.

 

8. INDIA EXPRESS




   
TROIS JOURS POUR 800 KMS 
Patauger dans les ruelles pleines de merde du vieux Varanasi est génial mais le fog nous voile tout, avalant les contours des maisons, les pavés des rues, même le Gange a disparu.

A Varanasi nous aurons changé d'hôtel presque chaque nuit, Ganpati, Alka, Vishnou Rest House et autres rendez-vous de routards européens, de baba cools coréens, d'apprentis artistes du monde entier qui viennent prendre des cours de musique classique indienne, yoga, danse..

Nous souffrons en permanence du froid qui nous empêche de dormir, les couvertures crasseuses des hôtels étant plus que maigres et il faut batailler pour obtenir du supplément de couvrantes, quand il y en a.
Nous avons fini par acheter deux lourdes couvertures de laine grise qui alourdissent sérieusement nos miraculeux petits sacs à dos.

Bref, décision est prise de rechercher la chaleur, donc la mer, donc Puri puisque c'est la côte la plus proche de Varanasi et the guide n'en dit pas grand chose, ce qui nous va très bien. Nous reviendrons à Varanasi dans quelques jours, toujours enthousiastes.

Il faut presque une journée pour acheter un billet, départ le lendemain à 18h, arrivée 12h30 à Puri dans l'Etat d'Orissa, au sud de Kolkatta.





MANGALAR
Dans une dernière balade vers Assi Ghât nous rencontrons Mangalar, 22 ans, caste banyan comme Gandhi, étudiant autodidacte, guide oui mais non. 
 Il nous branche sur la religion, la conversation est intéressante et nous sympathisons. 
Mangalar nous montre un petit parc consacré à l'entraînement physique : au centre et protégée d'un toit de tuiles, une piste de lutte indienne recouverte d'une fraîche couche de sable ayurvédique mêlée de plantes sacrées.
Nous l'invitons à croquer un bout au Karkis, une sympa terrasse italo tibétaine où les clients fument ouvertement des joints, ce qui est inédit jusqu'ici.

Il s'avère que Mangalar, ou son frère, a aussi un rickshaw. Il propose de nous amener à l'hôtel chercher nos affaires puis à Mughal Saraï, la gare située à 19 kms.

Nous savons bien que le service est payant, mais sans vraiment arriver à parler d'argent. Guillaume lui demande s'il agit en tant que guide ou en tant qu'ami.
Mangalar répond : "J'étais sûr que tu me demanderais ça, t'inquiètes pas, je t'ai dit que je ne veux plus faire le guide, ça ne m'intéresse pas".

Il nous a quand même sorti des cartes de visite de guide une heure avant mais il n'y a pas de malice et il nous reste sympathique.
Suit un chassé croise dans la ville avec cafouillages, recherche de THE guide hélas perdu, Mangalar nous prête un Lonely Planet. 

 

Nous arrivons en retard à la gare, évidemment l'affichage ne marche pas et il faut se débrouiller pour trouver les renseignements. Un vendeur de boissons nous dit que le train a 2 heures de retard.

Nous nous séparons de Mangalar, légèrement désarçonnés par les 300 roupies qu'il nous demande pour le trajet, nous croiserons ensuite d'autres français qui ont payé 500 auprès d'un "ami", comme quoi on trouve toujours pire..


Pour savoir de manière sûre à quelle heure part un train et de quel quai, il faut aller à l'Enquiry.
Ce sont plusieurs files séparées par des arceaux de métal. Il n'y a jamais qu'un seul guichet d'ouvert et devant son fenestron une boule d'hommes entassés pressés contre la vitre grillagée, essayant d'attirer l'attention du préposé imperturbable.

 J'arrive à m'incruster par un côté et agite mon petit carnet indiquant les nom et numéro de notre train. Mais le fonctionnaire ne regarde personne et trifouille inutilement des papiers en nous ignorant.

Il y a un tableau couvert d'inscriptions derrière la grille et il faut monter sur les arceaux pour tenter de lire quelque chose, manque de pot c'est en hindi. Un jeune regarde pour moi et m'annonce 13 heures de retard. L'info est confirmée, nous sommes un peu atterrés.

Le train doit donc partir à 7h20 le matin. Compliqué et cher de retourner à Varanasi, nous décidons de chercher un hôtel sur place.
Il y en a peu et ils sont tous bondés, nous finissons par grimper sur un vélo rickshaw qui traverse longuement la brume avant de nous déposer dans un hôtel au milieu de nulle part qui a des draps propres, de vraies couvertures et même une télé.

L'eau chaude est garantie à ce prix-là mais au matin il n'y en a pas et je le prends assez mal.

Après cette courte nuit nous voilà cherchant un rickshaw sur la sinistre et déserte avenue blanche de brouillard mais pas la queue d'un taxi.

Je tends le pouce à tout hasard à une petite voiture blanche et le gars qui écoute des chants religieux nous dépose gentiment devant l'entrée de la gare.
Là, toujours pas de train affiché.
Enquiry nous annonce 22 heures de retard, soit 9 heures d'attente supplémentaire.

Et hop! dans un taxi collectif qui nous ramène à Varanasi pour 15 roupies, où un vélo rickshaw en ville nous escroque pour la énième fois, certes la piqûre est indolore une fois convertie en euros.

Nous traînons quelques heures, encore crapahuter dans les ruelles, retour à la gare pour 16h.
On nous annonce 4 heures de retard, puis 6, puis....

Nous dénichons le bureau des chefs de gare complètement débordés, chacun muni de 4 téléphones, ce qui ne m'empêche pas de les harceler jusqu'à ce qu'ils nous fassent comprendre qu'il est inutile de revenir avant 6 heures du matin! 


Commence alors une nuit de cauchemar. La gare est jonchée de dormeurs allongées, le hall est impraticable. Nous nous réfugions sur le quai glacial tout aussi bondé, nous sommes contents d'avoir acheté ces foutues couvertures car la lourde brume ajoute l'humidité au froid.
Nous errons entre un banc dehors et une cafétéria, rencontre avec deux chouettes polonais vivant en France.

Nous finissons par négocier le droit à entrer dans la salle d'attente normalement réservée aux premières classes pour "dormir" assis à une table, un journal sous la joue se protéger de la crasse collante.



Eveillés bien qu'abrutis à 6 heures du mat nous attendons toujours le train. 
Le lever du jour dévoile l'origine de l'odeur : les rails sont en fait d'immenses toilettes à ciel ouvert, conchiées de mouches, je finis de désespérer.

Nous quitterons Mughal Saraï à 13 heures, au chaud dans un compartiment bien isolé et aux côtés d'une famille très bruyante équipée d'enfants qui ne cessent de se planter à quelques centimètres devant moi pour me regarder, sans ciller.

Le trajet de 22 heures nous paraît agréablement court et nous lâchons enfin les sacs à dos à Puri, avec 42 heures de retard.





20110518

7. VERS L'EST, VARANASI



 
"IT'S A VERY STINKY, DIRTY TOWN : LOT OF CULTURE"
Partah nous avait prévenu, Vanarasi-Bénarès ressemble à un coup de foudre. L'essentiel de l'activité des quartiers sinueux de la vieille ville qui longe le Gange et dont le centre nerveux serait le ghât des crématoires est consacré à la religion.

Des dizaines de temples émaillent la cité, temples que l'on repère souvent à la longue file d'hommes pieds nus attendant d'être fouillés, anti-terrorisme oblige.

La quasi absence d'engins motorisés qui ne peuvent circuler dans ces ruelles si étroites qu'on en rase parfois les murs permet de discerner enfin le puzzle sonore qui fleurit à chaque angle.
Cris des vendeurs de rue, multitudes de clochettes, prières de femmes chantées en un étrange choeur géorgien, musiques religieuses s'échappant de minuscules temples, quelques sonos à fond.

A peine posés les sacs à dos nous nous lançons à pas perdus dans le dédale. La nuit tombe alors et nous sommes éblouis par les rivières de bracelets dorés, de saris bordés d'argent, par le rouge et le safran des guirlandes de fleurs, des encens, des bocaux remplis de pickles ou de sucreries multicolores qui miroitent, alignés sur leurs étagères.
Nous nous laissons tenter par tout, eklé à la farine de riz, confiseries bourrées de pistaches et de sucre, halva de cacahuètes, double dose de sweet paan. 



Nous tombons par hasard sur ManiKarnika Ghât, le principal lieu de crémation.
Il eut suffi de suivre les cortèges qui brisent régulièrement de leur petit trot la nonchalance des promeneurs. Il faut alors se garer sur le côté pour laisser passer une civière de bambou sur laquelle le corps est enveloppé d'une soie dont la couleur indique le sexe et le statut du défunt.

Le premier porteur scande un phrase courte "Haré Hé" à laquelle répondent les quelques hommes qui suivent eux aussi en courant. Certains ont l'air très peu concernés et je suppose que celui venu mourir seul à Varanasi aura laissé quelque argent pour payer un cortège professionnel, dans le cas fréquent où les membres de sa famille ne peuvent s'offrir le voyage jusqu'à la ville sainte.

Les bûchers sont alignés sur quatre niveaux, correspondant aux quatre castes. 
Au début nous avons du mal à croire qu'il s'agit là de crémations mais en s'approchant on peut distinguer quelques membres noircis qui se confondent avec les tortuosités des branches consumées.
Des hommes uniquement sont là, regardant les flammes dévorer les corps. On ne décèle aucune émotion particulière, je vois seulement un homme essuyer furtivement ses larmes.
Il n'y a là rien de très effrayant, rien de plus que l'odeur réconfortante du feu de bois et la troublante évidence que nous ne sommes animés que d'un souffle.

Une dizaine de feux brûlent simultanément et les crémations se succèdent jour et nuit. Mourir à Varanasi est l'espoir de beaucoup d'hindous, on y vient pour rompre le cycle des réincarnations et atteindre le moksha, la libération du corps et de l'esprit.
Les femmes enceintes et les bébés, considérés comme purs, ne nécessitent pas de crémation et leurs cadavres sont glissés sur le lit du Gange.


Alors que j'observe les habituels chiens tournoyer dans les charniers fumants, je détecte une chaleur dans mon dos puis à mon oreille un grésillement, suivi d'une odeur de chair cramée.
Je me retourne, c'est un des intouchables dont le clan est dédié à la lourde tâche d'alimenter les bûchers. Il me frôle, une lueur malicieuse dans le regard, portant un morceau humain noirci qui crachote entre deux morceaux de bois.

Le bois coûte cher, les crémations sont donc souvent écourtées et les restes non consumés livrés à l'eau du fleuve tout près, qui lèche patiemment les franges des cercles ardents.
Notre présence ne semble déranger personne. 
La bonhomie des Varanasiens jusque-là rencontrés est sidérante, gentillesse et bonne humeur, tous heureux d'aider les visiteurs à retrouver leur chemin dans le labyrinthe inextricable où nous logeons.



GOLDEN TEMPLE
Niché au coeur de la vieille ville, il est le plus recherché des lieux de pélerinage, interdit aux non hindous et, comme son nom l'indique, recouvert d'or.

Comme pour tout, ou presque, ce qui est interdit, il est possible d'entrer dans le Golden Temple.
Nous sommes vites démarchés par un petit groupe et contre un bon bifton nous obéissons à leurs consignes :

Laisser nos chaussures à garder dans l'un des minuscules vestiaires serrés en face de l'entrée du temple, moyennant payement

Acheter dans ledit vestiaire (le leur) les offrandes nécessaires : sucreries, copeaux de santal, une petite tasse de terre cuite emplie de lait de coco, un collier de fleurs, encore des fleurs. La négociation commence devant les sourcils froncés des bonshommes.

Les suivre pieds nus dans la rue jusqu'au premier contrôle militaire, puis attendre à l'entrée du temple sous des arcades que d'autres militaires nous interrogent sur nos motivations. Suivant les recommandations de nos guides, nous répondons à quelques questions et déclarons être de religion hindoue, signons ladite déclaration avant de pouvoir pénétrer dans le saint des saints, happés par la bousculade.

Les deux guides ne nous lâchent pas d'une semelle, ils veulent que l'on fasse le tour le plus vite possible en nous commandant d'aller par ici, attendre là...

Nous nous laissons faire jusqu'au passage obligé du Golden Temple : dans un minuscule carré de cour fermé par 4 murs, un creux avec de l'eau blanchâtre dans lequel on jette le contenu de notre petite tasse, trempons les doigts pour s'en  toucher le front. La queue de pélerins est immense aussi sommes-nous pressés de tous côtés. 
Un prêtre nous bénit avec de l'eau et une poudre blanche, nous réclamant aussitôt une coquette somme qui nous fait sursauter. Les regards désapprobateurs des religieux et de nos accompagnateurs nous convainquent de mettre la main au porte-monnaie. Nous évitons ensuite les autres sollicitations des nombreux prêtres qui promettent bénédictions et gris gris.

Nous réussissons à nous libérer de nos surveillants en adoptant la position de méditation, sur le trottoir d'une arcade. Décontenancés, ils s'éloignent sans toutefois nous abandonner du regard et même un militaire renonce à nous faire déguerpir en nous voyant loucher sur le sol pavé, les jambes en lotus.

Quelques minutes pour nous plonger entiers dans l'immense brouhaha qui se perd sous la rumeur voisine de la ville.

L'air est saturé d'encens, douceâtre du sucre coloré qui fond dans les éclaboussures ; les bronzes, rouges, oranges vifs des fleurs et des poudres rituelles éclatent en tous sens.

Le Golden Temple est un espace confiné où trottinent sans interruption des cohortes d'intense dévotion, zigzagant entre les stèles, les idoles et les niches jetées là comme au hasard, dans un temps millénaire.


A la sortie les gonzes essaient encore de nous extorquer un super extra pour récupérer nos chaussures, je me souviens avoir accepté une contribution supplémentaire mais bien en deçà de leurs demandes.
Ils jouent les scandalisés mais je les soupçonne, tout en portant la honte du doute, de nous jouer le grand cinémascope. Très forts.



BAGUENAUDANT
La journée se finit comme toutes celles ou presque que nous aurons passées à Varanasi : gambader en se perdant.


Peu à peu des sentes se dessinent, pointées de repères stratégiques comme le coin d'une rue où quelques sacs empilés font office de bureau à deux bidasses en béret rouge, une échoppe où un homme tout rond fait cuire des dosas, crêpes de riz fourrées légèrement acides. 

Nous arpentons les ghâts en long et en large, d'où surgissent à toute heure et de nulle part des silhouettes échevelées qui appellent "Boat ! Boat, sir ?" dans l'espoir de nous amener en balade sur le Gange crevé dans la brume.


Comme à Pushkar, nous acquérons des marchandises exotiques : pagnes en cotons, colliers de graines, lampes à huile, stickers de divinités, assortiment d'épices anisées plongé dans un bain d'argent qui crisse sous les dents, une noix de bétel creusée en petite boîte au chapeau pointu, paquets de papadum, une galette extra fine de lentilles qu'on mange craquante.


Je passe aussi une petite heure assise sur d'immenses matelas qui couvrent tout le sol,  devant moi deux hommes barbus et bienveillants font rouler des étagères de la soie tissée main, me chamarrant de magentas bleutés, de serpentines moirées.

Dehors, dérapant sur les bouses, la bouche pleine de tout ce qu'on ne connaît pas et que nous voulons goûter, nous déambulons sans relâche, badauds ébaudis devant les cortèges de Purdah locale :

Un ou plusieurs camions à hayons défilent à vitesse minimale, les uns portant sur leurs dos des statues divines faites de paille et d'argile soigneusement peintes, habillées, éclairées ; les autres charrient des orchestres sonorisés à en déchirer les tympans.

Deux files de porteurs suivent les véhicules au pas, chacun portant un des luminaires reliés entre eux par des fils électriques qui remontent jusqu'au générateur électrique, placé soit à côté de l'orchestre en guise de basse fuel, soit sur un autre camion à l'arrière.

S'il n'y a pas d'orchestre, il faut encaisser la sono hurlante, pourquoi bon sang cette fascination pour la saturation complète ?

Devant et derrière de petits groupes de jeunes gens, uniquement des garçons, qui n'ont pas l'air dans leur état normal et dansent comme des robots fous, torses nus et la tête dans l'ampli qui balance de la variété religieuse hindoue (si, si!), parfois technoïsante.

Dans la vidéo ci-dessous, Saraswati, la déesse de la connaissance et des arts. Bande son originale.


Les cortèges se trimballent péniblement dans la ville, ajoutant encore aux remous des cortèges funèbres, des vaches paniquées piquant soudain des cornes vers les passants, des innombrables rickshaws vélos qui peinent sous leur fardeau.




Notes : DONNER



GITANERIES
Nous subissons parfois des arnaques organisées, celle de Pushkar étant particulièrement professionnelle. Des enfants et des jeunes femmes nous accostent dans la rue, insistant sur le fait qu'ils ne veulent pas d'argent mais de la nourriture, juste un peu de farine pour faire du pain. 
Difficile de résister à l'argument. Une femme prend Guillaume par la main et l'amène devant une épicerie, désignant un paquet à l'avant du comptoir. Guillaume fait signe qu'il en veut trois  mais le vendeur lui montre le prix sur la boîte : 270 roupies! 
Ce n'est pas de la farine mais du ghee, le précieux beurre clarifié. Elle repartira quand même avec un gros sac de riz de luxe et notre ami Anuj nous expliquera plus tard que la bande revend  les articles au même épicier qui se fait une bonne commission au passage.

A Pushkar, le clan gitan des femmes à la peau sombre et aux lourdes jupes rouges exploite la propension de l'occidental à craquer sur la veuve et l'orphelin en brandissant leurs nouveaux-nés barbouillés. Mais trop d'or brille à leurs oreilles, tintinnabule à leurs poignets, on finit par se douter que la mendicité est leur métier, pas toujours ingrat.

Les maris des gitanes, eux, exploitent notre Siècle-des-Lumièrisme : ils arborent un violon en bandoulière et en jouent parfois mais pas toujours très bien.
Pour parer à l'obstacle de la langue, l'un d'eux dispose d'une feuille de papier fatiguée soigneusement pliée expliquant que l'artiste a fait le tour du monde des festivals et qu'on peut l'aider à sauver sa tradition en voie de disparition en achetant son DVD, ou par toute courtoise donation.





VELO RICKSHAW
Nous les découvrons vraiment à Varanasi. Celui qui nous amène de la gare au centre-ville se masse le bas du dos tout en pédalant, il finit par s'arrêter et se plaint d'avoir mal aux jambes, nous le croyons. Nous décidons de l'arrêter et de lui payer la course, en rajoutant un petit pourboire.
Un autre nous fait payer le double du prix normal et réclame un pourboire de 10 roupies à l'arrivée, qu'on lui donne. Malgré l'avis de Guillaume qui pense qu'il faut faire marcher le petit commerce, nous finissons par renoncer à prendre les vélos rickshaw.
Certes la course est deux fois moins chère que les motos rickshaw mais les cyclistes, tous décharnés, sont mille fois plus roués. Et surtout ils se cassent le dos sur leur monture délabrée et nous ne supportons plus de les voir agoniser à la première côte, on descend  pour pousser ! Des scrupules que les indiens ne connaissent pas, entassant d'énormes ballots sur le frêle esquif que le chauffeur doit alors haler à pied.





LES ENFANTINS
Certains enfants mendient, d'autres cherchent juste à établir le contact et les réactions varient beaucoup selon les régions, la sociologie des quartiers, les zones urbaines ou rurales. 
Dans le village d'Akoda les gamins veulent absolument être pris en photo, peut-être pour faire plaisir au touriste car certains ne veulent même pas voir le résultat. Et les parents veillent à ce qu'aucun ne réclame quoique ce soit.

Il y a beaucoup de mendiants dont c'est la profession, des intouchables of course. 
Les plus démunis, nous les avons vus dans les gares, parfois cireurs de chaussures mais acceptant toute forme d'offrande, comestible ou monétaire. Connu pour sa largesse bien qu'imprévisible, le goré (blanc, et oui...) est une cible prioritaire et recherchée.
Le blanc est souvent gêné, n'ose pas trop dire non même devant la plus flagrante entourloupe et tous s'engouffrent allègrement dans la porte ouverte de notre mauvaise conscience.

Trois petits en gare d'Ajmer nous harcèlent un long moment, impossible de s'en dépêtrer, répétant comme une litanie "repair your bag" en montrant notre sac à dos qui aurait effectivement besoin d'une bonne réparation. Guillaume finit par leur offrir des beignets de patate et ils se calment immédiatement, s'asseyant gentiment à côté de nous pour déguster leur goûter tout en nous inondant de sourires édentés.
L'un d'eux s'appelle Kadu, il dit avoir 10 ans. Une espèce de gale lui arrache les cheveux par plaques. Son anglais, glané sur les quais de gare, est bien meilleur que celui de ses frères. Il a un sourire adorable et malicieux, un regard vif et transparent qui nous fend le coeur.




VICAIRES
D'autres professionnels de la main tendue, des privilégiés sûrement, ont une place réservée à l'entrée des temples, alignés en rang d'oignons.
Beaucoup de lépreux, des femmes échevelées assises sur un carré de tissu, leur écuelle à la main, un parapluie noir contre le soleil au-dessus de la tête. 
Lorsque le goré approche et commence à donner, cela peut provoquer de petites émeutes où les commères font preuve de peu d'aménité entre elles. Guillaume distribue largement et donne même par mégarde aux marchandes de fleurs assises là et qui acceptent la pièce en riant.

Les sadhus sont des religieux ayant fait voeu de renoncement à tout bien matériel. Ils ne vivent donc que d'offrandes et on les voit faire du porte à porte récolter leur pitance. Il y en a pléthore à Varanasi. Certains ignorent le touriste, d'autres tordent le nez s'ils considèrent l'offrande trop petite et réclament "10 roupies de plus, Madame".

Les vaches aussi font du porte à porte le soir. Elles montent sur les marches menant au seuil et ne s'en vont pas avant que la maîtresse de maison ne leur ait porté quelque chose. 
Beaucoup d'indiens donnent même si c'est discret. 
Chaque mendiant a son quartier et ses habitudes, se fait offrir un verre de thé ici, un chapati là-bas, tout en chantonnant une litanie entêtante de quelques notes. 
Même les chiens sont nourris de biscuits, aux vaches on offre des sacs de plastique avec les déchets végétaux. Appartenant au quartier, elles sont rassemblées le soir pour être traites et légèrement nourries. Les rumeurs (encore!) disent qu'il existe des abattoirs de bovins plus ou moins secrets, ce qui répondrait à ma question : où sont les taureaux ?



Notes : GRIGNOTAGES


 
GRIGNOTAGES


Le soir on mange des sucreries avant d'aller se coucher tôt, car les journées débutent avant le lever du soleil.
Des friandises rectangulaires confectionnées à partir de lait et de sucre, du halva de carottes ou de lentilles lentement cuit dans le beurre, un verre de lait fraîchement trait qu'on sirote bouillant, recouvert d'un peu de la peau qui s'est formée à la surface en chauffant.
Un homme nous en offre un verre et nous partageons des gorgées brûlantes debout dans la rue, observant le commerçant assis en tailleur devant son énorme marmite.

A Pushkar, la tombée de la nuit voit frire des chapatis mis ensuite à tremper dans un sirop de sucre et de beurre. La coûteuse friandise dégouline alors sur les doigts et doit être mangée chaude.

Le matin on trouve des beignets fourrés de patates et de piments, des samossas de petits pois. Les indiens sont très végétariens et raffolent de la friture, ainsi que du lait sous toutes ses formes (mais jamais froid le soir).

Au sortir d'un parc nous divertissons beaucoup les jeunes gens en goûtant de fines bulles de pâte de blé frites que le garçon troue d'un coup de pouce pour y mettre une pincée de patates avant de l'immerger dans une sauce piquante, sucrée et vinaigrée. Le tout se gobe en une seule bouchée et il ressert les clients jusqu'à satiété, pour qu'il cesse nous devons jeter le petit bol de papier par terre.

Dans un autre parc, à peine un peu plus beau que le précédent, des pétales de pois chiches grillés puis écrasés comme sous le coup d'un marteau sont roulés dans un cornet de papier journal et assaisonnés de tomate fraîche, coriandre et oignons. Délicieux.

Et puis il y a le...


CHAÏ
On boit un chaï debout ou assis, dans un verre effilé ou dans un pot de terre crue qu'on brise ensuite sur le sol, on se le fait livrer au bureau ou dans la boutique, on peut le boire masala, épicé de poivre et de gingembre, on en boit du matin au soir. Quelques pas et un autre officie, taciturne derrière ses gamelles noircies. Il en prépare de petites quantités, du lait coupé d'eau d'abord, puis deux volées de thé noir et deux autres de sucre, fait bouillonner, remue avec des gestes circulatoires en saisissant la casserole avec des pinces, plusieurs fois. Par ce temps d'hiver on se réchauffe en faisant tourner le verre au creux des mains pour profiter de la réconfortante brûlure du chaï trop sucré.


20110517

Notes : LES GORI



LES GORI


Nous sommes d'étranges animaux.

Nos moeurs se distinguent en bien des choses : nous payons à prix d'or du papier blanc spécialement  conçu car nous sommes incapables de nous débrouiller avec de l'eau, préférant garder le derrière sale toute la journée. Il a fallu importer des toilettes spéciales car certains d'entre nous ne peuvent se résoudre à faire pipi dans un simple trou.


Avec une telle saleté il est donc juste que nous n'utilisions pas nos doigts souillés pour manger, mais une cuillère.

Question nourriture, ce n'est jamais simple : nous étouffons  à la moindre trace de piment et devenons complètement dingues avec l'eau, refusant autre chose que l'eau en bouteille, inspectant les bouchons d'un air suspicieux.


Nous surveillons la fabrication des jus de fruit en criant "no water no water", on en a même vu se brosser les dents avec la dispendieuse eau embouteillée.


Nous voulons tout savoir de ce qu'il y a sur la carte mais sans jamais comprendre les réponses, accrochés à nos sacs Quechua comme un enfant à sa mère.


Nous gardons aussi les ordures avec nous, refusant de les jeter dans la rue comme il se doit, pour que les vaches les mangent.

"Peut-être qu'ils ramènent leurs poubelles dans leur pays, en avion?" se demandent nos hôtes


Nous raffolons de prendre les vaches, les singes et les enfants en photo, faute d'oser viser autre chose de nos inséparables appareils borgnes.

Nous aimons les enfants pauvres, avec ou sans mère célibataire. Un de nos esprits éclairés,  convaincu que l'éducation est remède à tous les maux inonda les bambins de stylos. Les mots les plus probables qui sortiront de la bouche d'un enfant en âge de parler seront donc : "one pen, one pen".

Nous filles blanches avons parfois des relations avec des indiens indiens (le contraire est plus rare), sans conscience de caste ni de classe sociale et paraissons même préférer les peaux noires tant méprisées.

Nous sommes les gori au pluriel, goré au singulier.






Notes : PAAN


 
PAAN

Une feuille de bétel vert pâle est trempée dans l'eau pour rester souple. Un peu de chaux éteinte blanche, un autre léchée de liquide brun. De petits bouts de noix de bétel, du tabac. Pour ceux qui le veulent doux, sweet, on y ajoute de la confiture de dattes, de la noix de coco, de la cardamome, une gelée de sucre où brillent des filaments d'argent et d'or, des cerises confites, encore des épices, tout ce que le savoir-faire du vendeur pourra proposer. 

Mâcher, avaler le jus parce-qu'il est sucré mais les vrais hommes passent leur temps à cracher des jets rouge foncé qui barbouillent les pavés et les murs. 
Guillaume se lance, il deviendra un vrai amateur, et le premier qu'il goûte est excellent, riche en saveurs. Tout le monde autour l'observe et se marre quand il met la feuille roulée dans sa bouche, d'autant que le client qui nous a fait la pub exhibe ses chicots rouges et ressemble plus à un clochard qu'à un bon père de famille, ce qui ne veut rien dire. 
Il nous dit "C'est très bon pour la santé". Il n'en faut pas plus pour convaincre Guillaume qui s'en lèche les doigts. 


On en prend un deuxième mais dans un quartier plus pourri, le paan est moins richement servi et je crache bientôt le tout. 
Guillaume voudrait goûter le tobacco paan, préparé dans une feuille plus petite et presque jaune, avec beaucoup de tabac et pas de sucre. Mais le bonhomme déconseille gentiment, expliquant par signes que ça va lui faire tourner la tête. Comme nous sommes à New Delhi dans le remuant quartier face à la gare, nous renonçons pour cette fois.

Mâcher le bétel aurait des propriétés digestives ainsi qu'énergisantes, c'est en tout cas une vraie passion chez les indiens. Partout dans le rue l'on peut acheter des petits sachets argentés de paan industriel, tout à fait dégueulasse.
La modernité aurait tendance à plisser le nez devant cette habitude qui fait cracher en permanence, teint les dents et provoque le cancer de la bouche.

La ville de Bénarès, Vanarasi de son nouveau nom, est célèbre pour sa noix de bétel, effectivement fraîche et tendre. Il y a des dizaines de vendeurs de paan dans chaque rue et les hommes en sont si friands qu'ils ne peuvent plus parler normalement : comme le bétel provoque la sécrétion de beaucoup de salive qu'ils gardent dans leur bouche, ils parlent le bec en l'air pour éviter de baver, la bouche pleine les obligeant à exagérer encore leur voix naturellement nasale. Très drôle.

A Bundi, on refusera de nous en servir, nous n'avons pas compris pourquoi. Peut-être une partie de l'indianité réside-t-elle dans la feuille ovale et lisse du bétel?


6. NORD, VERS PUSHKAR



 

SOUS LA VACHE
Nous nous rendons à Pushkar pour sa réputation de calme, libre de toute circulation motorisée.

Pour le plaisir de l'aventure, nous décidons d'éviter les grandes villes en prenant des bus locaux, jamais nettoyés depuis leur première mise en service, il y a soixante ans. 
Les fenêtres s'ouvrent toutes seules et nous grelottons de froid tout le trajet, préférant rester au fond plutôt que de voir comment le chauffeur conduit de nuit.


Après maints changements et presque 12 heures de bus qui brinquebale, rue et cabre sur les ornières, autant dire que nous sommes les seuls touristes à atteindre enfin Ajmer à 2h30 du matin, d'où nous pourrons rallier Pushkar.


Un jeune rickshaw arrive à nous convaincre qu'il peut nous déposer à Pushkar, après avoir juré plusieurs fois que les hôtels sont ouverts "24 hours!".
Il appelle même la guest house qu'on nous a recommandée, fait signe que tout est ok puis démarre. 
Claquant des dents à l'arrière du rickshaw ouvert à la morsure des vents d'hiver, nous sommes quand même rassurés par la perspective d'un lit chaud. Après 20 minutes de grimpette où le moteur rend presque l'âme, le chauffeur s'arrête devant un hôtel et nous explique que c'est le seul ouvert (il a l'air plutôt fermé) et que le nôtre est fermé pour la nuit. 
On veut pas aller dans son hôtel ! Il nous supplie presque, puis nous explique qu'il ne peut entrer dans la ville, interdite aux véhicules non résidents, ce qui a l'air vrai. Il fait mine de rappeler notre hôtel, nous dit que le patron dort mais nous explique quand même comment y aller : tout droit, à un moment c'est à droite.

Nous voilà donc partis, complètement groggys, arpentant la rue principale à 3 heures du matin. Quelques dormeurs sous des tas de couvertures, un chat bruyant, beaucoup de chiens et de vaches. Mais pas un passant ni un hôtel qui clignote, rien.
Tout est fermé, les braves gens dorment sur leurs deux oreilles. Nous frappons même à un joli hôtel chic vaguement éclairé mais hormis le chien de garde personne ne nous entend.

Nous finissons par nous installer devant une boutique, sur une planche de bois. Ce sont quatre vaches allongées là qui nous indiquent l'endroit, leur masse nous réconforte. On se bricole un matelas de carton, imbriqués sur l'étroite paillasse en entassant sur nous tous nos habits. 

Une des vaches, découvrant ce délicieux carton sous son museau décide de se faire un en-cas, une autre se lève racler les sacs plastiques. Des chiens hurlent comme des putois à la poursuite d'un ennemi invisible, peut-être le matou couillu qui fait trembler les toits.

Au premier passage les chiens ne nous captent même pas tellement nous sommes bien cachés derrière les interminables pets bovins et l'odeur de leur bouse rendue chiasseuse à force de régime pétrochimique. 
Au deuxième passage nous sommes repérés, le premier chien s'approche de ma tête en grognant doucement, je ne bouge pas et tente de contrôler ma peur. Le deuxième s'approche et attrape mon genou entre ses crocs, mais sans serrer. Peut-être qu'il vérifie si nous sommes vivants et donc non comestibles immédiatement. 
Je me relève doucement pour ne plus avoir le visage à portée de leurs mâchoires et les deux zouaves remuent la queue puis se postent au milieu du petit carrefour, nous tenant compagnie quelques instants avant de repartir faire régner leur loi. Nous voilà adoubés par les chiens, dont les nombreuses meutes s'emparent de la ville dès la nuit tombée et s'amusent à terroriser les touristes. 

 Guillaume parvient à s'endormir un peu, je crève de froid et attends avec impatience les premiers bruits du jour. Heureusement la ferveur est matinale, elle guingrenaille dès 6 heures ; cloches aigrelettes, frottements du balai, claques d'eau contre le sol annoncent le retour de l'homme.

Nous abandonnons nos vaches protectrices pour nous réchauffer en marchant, espérant croiser très vite un marchand de chaï.


En attendant l'aube nous profitons d'une vue nocturne sur le lac sacré de Pushkar. De jour, l'endroit est plus compliqué à pratiquer, envahi par de pseudos prêtres rois de l'arnaque. 




 SHIVA
 Pushkar étant une ville sacrée, la caste dominante est donc logiquement celle des brahmanes et nous ne tardons pas à en croiser un spécimen : Shiva. 
Comme tous les êtres parlants que nous avons rencontrés depuis notre arrivée à Pushkar, il nous propose d'abord une super guest house pas chère et rajoute "Do you smoke?". Là, je réponds oui. Il nous amène dans une cahute de pierre sur le bord du lac, sa "demeure". Shiva a une pêche d'enfer, il débite un tas de conneries rigolotes à toute vitesse, dans un bon anglais émaillé de français moitié canaille, tout en préparant une pipe de haschich. Guillaume met les choses au clair en lui demandant s'il veut des sous pour partager cette pipe, l'autre se récrie bien sûr que non, entre nous rien de tout ça, nous sommes amis et l'amitié se fout de l'argent etc.

Il nous raconte qu'il cherche de vrais amis pour investir dans un restaurant qu'il gérerait. Il me demande de me couvrir la tête, joue au gourou et nous promet beaucoup de bonheur dans notre couple. Il est un peu délirant avec ses litanies de mots absurdes, litanies qu'on entendra ensuite plusieurs fois chez les jeunes gens habitués à traficoter avec les touristes "power shower money honey" et j'ai oublié la suite. Son bagout nous fait rire et nous le trouvons plutôt sincère dans son rôle. 

 
Rien de tel qu'un petit shilom après une nuit blanche, j'oublie presque mon sac à dos et Shiva insiste particulièrement pour que je n'oublie rien, comme pour bien montrer son intégrité. Guillaume lui fait de la magie et Shiva tout fou lui offre une bénédiction personnalisée. Nous voulons partir et il nous explique alors qu'il est vraiment fauché en ce moment, si on pouvait le dépanner, ce qu'on veut. Je pose 20 roupies sur le sol (on est assis par terre, comme toujours en Inde sauf dans les restos pour touristes), ça le vexe, il veut ensuite que je le photographie et emprunte les lunettes de soleil de Guillaume en prenant des poses de star hip hop. 

Nous acquiesçons à ses dernières recommandations : pour faire notre pudja, un rite de purification avec des roses et l'eau du lac sacré, c'est à lui uniquement qu'il faut demander et nous serons libres de donner ce qu'on veut, 200, 300, 1000, 2000...
Visiblement pas satisfait des 20 roupies, il nous demande un petit souvenir de France pour ses enfants mais nous n'avons que des trucs achetés en Inde. Il reconnaît alors que c'est pas grave, il accepterait n'importe quel objet qui lui rappelle notre présence. 
Je ne me vois pas lui filer un briquet alors on se quitte, il nous rappelle de mettre un mot sur lui dans le guide du routard, ainsi que sa photo.

FULL POWER
24 HOURS
NO WATER
NO SHOWER

NO HURRY
NO WORRY
NO CHICKEN CURRY

NO WIFE
NO LIFE
NO WOMAN
NO CRY

WHAT TO DO
GO KATMANDU
PLAY DIDJERIDOO
BE GANDHU (=homo)



 LE LAC SACRE EST A SEC
Pushkar s'enroule autour du lac sacré dont on ne peut s'approcher chaussé. Mais le lac étouffé par le sable est presque à sec malgré de pharaoniques et interminables travaux de drainage à l'aide d'un canal. Ses abords sont régis par des règles strictes : sur une distance de 40 pieds à partir de la berge, chaussures, cuir, aliments et appareils photos sont interdits.

Pushkar est une ville strictement végétarienne, même pas un oeuf et bien sûr pas d'alcool. Plus de 400 temples dans la petite ville, parmi eux l'unique temple en Inde qui célèbre le culte de Brahma, le dieu créateur.
Une version (chaque hindou ayant la sienne) dont j'apprécie le cynisme dit que Brahma, n'ayant aucun pouvoir à part celui de noter naissances et décès, n'est en conséquence honoré par personne.

Pourtant dans son temple les fidèles se pressent, serrant dans leurs mains fleurs et petites boules de sucre blanc qui rendent les singes fous de diabète. Les offrandes sont déposées aux pieds de Brahma, après avoir fait retentir la cloche au-dessus du porche. Les touristes dévots font ensuite le tour des ex-votos offerts par de riches donateurs et nous nous asseyons observer leur ferveur.

L'avenue centrale coule depuis l'escalier du Brahma Temple. D'abord des boutiques de souvenirs pour pélerins indiens, puis très vite une foison de tissus et d'habits richement ornés, toute la richesse du Rajhastan qui parade sous nos yeux : excentriques patchworks, tentures naïvement ornées, d'hallucinantes broderies du Gujarat inaccessibles mais dont nous admirons bouche bée les infinies spirales de fils d'or et d'argent.

Des encens, de nombreuses essences florales, dont la rose locale  est l'héroïne. 
Une quantité astronomique de vêtements dont on reconnaît les coupes pour les avoir vues inonder marchés et boutiques world nomades en Europe depuis près de 40 ans, date du début de l'invasion baba cool à Pushkar. 
Car le "business" paraît occuper plus d'un touriste sur deux, particulièrement dans cette ville où pas mal d'occidentaux se sont installés. Acheter habits et artisanats à prix indien, se les faire envoyer en Europe pour revendre le tout. Autre indice, quand je demande le prix d'un vêtement, on me demande systématiquement combien d'exemplaires j'en veux.

Beaucoup viennent commander en gros, soit en faisant fabriquer leurs propres modèles par les ateliers locaux soit en choisissant les modèles déjà existants, et il y a du choix. 
Nous avions vu à Udaïpur beaucoup de tailleurs proposant de copier le vêtement du client mais ici c'est une véritable industrie qui se laisse entrevoir. 
Cela nous sera confirmé par Jean-Marc, un québécois chez qui nous passerons deux jours, et qui nous parle d'amies venues commander 16.000 pantalons! 


A l'hôtel Paramount on se love sur un minuscule balcon rose qui regarde ce qui fut un somptueux haveli, rongé par le temps. 
Nous irons y admirer de belles fresques religieuses et un brahmane habitant les lieux nous explique patiemment ce qui me semble incompréhensible. 
Chaque dieu a une multitude de noms, de formes et de femmes selon ses avatars.





 LE BUNGALOW DU MARTIN PÊCHEUR
La guest house de Jean-Marc est un havre de paix à 10 minutes du centre, déjà cerné d'immeubles en construction.
Deux vaches pour le lait, des chiens là encore attachés, des perruches, trois chevaux Mewari, un flamboyant martin pêcheur solitaire qui occupe un des gros arbres et une multitude d'oiseaux sauvages, écureuils, papiotant et titillant entre arbres et buissons soigneusement entretenus. 
Jean-Marc vit depuis 14 ans dans cette ferme, depuis 32 ans en Inde. D'abord dans le business du vêtement, puis saisonnier sur les plages touristiques de Goa.

Nous ne saurons pas ce qui le décide à se marier avec une indienne du Sud qu'il déménage à Pushkar pour y élever leurs deux filles. Sa femme Padma ne parle pas très bien anglais mais nous raconte sa région d'origine, qui lui manque beaucoup.
Evidemment je lui demande pourquoi elle n'y retourne pas plus souvent. "Trop de travail, dit-elle, il faut s'occuper des animaux. Tous les matins je dois préparer cinq kilos de chapatis, dont 3 seulement pour les chiens!"

En effet les bergers allemands de Jean-Marc suivent le régime général et sont donc végétariens, à la diète de pain et de lait. Seuls les horribles pékinois ne survivraient pas sans protéines et mangent donc des oeufs, interdits à Pushkar. 
Ce qui nous donne droit à des omelettes au petit déj ou à d'extras pancakes miel-banane. Nous nous sentons bien chez Jean-Marc, je me casse les reins pendant deux heures sur un de ses canassons, le seul louable au client.

La balade me permet cependant de repérer les champs de fleurs, de choux et de blé qui courent jusque sous le mont. Nous irons ensuite nous promener, épiant les femmes aux couleurs voyantes penchées sur les lignes de rosiers.